Paul se senti tout gêné d’avoir ainsi étiqueté à voix haute les bagaudes de tueurs décervelés. Question diplomatie, je viens de me griller, songea-t-il

Mais Emma la bagaude, qui se tenait face au petit groupe, ne semblait pas lui en vouloir plus que ça.

Bien au contraire, elle semblait apaisée et sereine. Le genre de sérénité que l’on a lorsque l’on retrouve une lueur d’espoir. Sans doute l’espoir d’avoir trouvé un groupe bienveillant et de pouvoir, enfin, être dans une démarche constructive où il y avait de l’entre-aide.

Kader se proposa pour l’accompagner. Phil, aussi surprenant que cela puisse paraître, s’empressa de lui emboîter le pas.

Seule Marion, toujours aussi suspicieuse vis-à-vis des bagaudes restait en retrait. Pour elle, les bagaudes n’étaient manifestement que des hordes de pillards et de violeurs sans foi ni loi.

Quand Marion à une opinion en tête, elle n’en change pas. Le revers de la médaille de sa personnalité un peu trop affirmée sans doute.

Le lendemain matin, Phil, Kader et Emma se mirent en route. Le campement des bagaudes n’était pas très éloigné du Rocher : à peine 5 km de là.

En une heure de marche, ils arrivèrent au campement. Celui-ci bordait le lit d’une rivière à sec et au sol craquelé comme l’étaient la plupart des rivières de la région, résultat de décennies de sécheresse accumulées.

Partant de cet ancien lit de multiples tranchées recouvertes de tôles et de planches laissaient deviner l’habitat des Bagaudes. C’était très rudimentaire et manifestement construis à la va vite mais suffisant pour faire face aux vents perpétuellement violents de l’époque.

–              « Ils mangent des rats et vivent comme des rats terrés dans leurs terriers miséreux » lança Phil.

–              « ils sont avant tout nomades, rétorqua Kader

Phil remarqua qu’il n’y avait aucun garde et personne pour faire le guet. Sans doute la confiance du chasseur qui ne pense pas une seule seconde à être lui-même une proie. Il se garda bien d’en faire une réflexion à voix haute.

–              « holà Smir, c’est moi Emma, je viens avec de la compagnie ! 

Un bagaude surgit alors d’une cache, située juste derrière eux.

Phil ravala sa salive. Celle-là, il ne l’avait pas vu venir manifestement. Pour un ancien militaire, son sens de l’observation défaillait.

–              « Ils viennent du Rocher ? demanda l’homme, un solide gaillard qui semblait faire deux mètres de haut et qui portait une arbalète dans son dos et une machette accrochée à sa ceinture.

« Oui. Ils sont avec nous alors reste sage et poli » répondit Emma

Phil remarqua tout un bric à brac de bidons et réceptacles divers, dont la plupart semblait remplie d’eau. La petite troupe s’enfonça dans ce qui semblait être la tranchée principale et d’autres bagaudes sortirent à leur tour de leurs planques. La plupart semblait malades et mal en point, ce qui ne surprit ni Kader ni Phil.

C’est connu, les bagaudes n’avaient aucune éducation et aucune hygiène. Ils avaient quitté les banlieues des grandes villes qu’ils peuplaient autrefois, du temps où il y avait encore de la nourriture abondante et à portée de main, de l’accès évident à l’eau potable, au chauffage, à l’électricité et à plein d’autres technologies aussi futiles qu’inutiles.

Le renchérissement du pétrole, l’hyperinflation qui s’en suivit et les ruptures d’approvisionnement en cascade avaient très rapidement provoqué la famine dans les grands centres urbains, poussant des hordes de miséreux à tenter leurs chances en campagnes. Tous voulaient fuir les famines, les épidémies et les zones irradiées par les multiples incidents survenant sur les centrales nucléaires.

Beaucoup s’étaient alors armés et organisés en bandes pour vivre de rapine et débusquer ceux et celles qui s’étaient préparés et qui s’étaient cachés en campagnes ou en moyenne montagne. C’était des cibles faciles avec leurs maisons toutes équipées de panneaux solaires qui se repéraient de loin. Autant de promesses de gains rapides, en vivres comme en eau potable.

Très vite ces hordes devinrent la terreur des campagnes, déjà ravagées par les inondations incessantes, les épidémies et les incendies incontrôlés. On les surnomma « les bagaudes », une sorte de clin d’œil fait à l’histoire : les bagaudes étaient, dans l’Empire romain, le nom donné aux bandes armées de brigands, de soldats déserteurs, d’esclaves et de paysans sans terre qui rançonnaient le Nord-Ouest de la Gaule du 3ème au 5ème  au siècle.

Mais le manque d’éducation, de précaution et d’hygiène les avaient largement décimés par la suite et il ne restait que quelques bandes éparses comme celle dont Emma faisait partie…

—-

Le dénommé Smir arrêta la petite troupe.

– Vous en avez assez vu !

– Cécile et Emma en ont vu bien plus de chez nous…

– Justement où est Cécile ?

Kader ne put cacher sa nervosité. Non pas qu’il laissa transparaître le moindre signal, mais il faut croire que ses efforts pour dominer sa peur était le signal

Ce fut le moment qu’Emma choisit pour jouer les héroïnes.

– Ils sont avec moi j’te dis.

– Et alors qu’est-ce que j’en ai à foutre. Où est ta copine

– Merde Smir, tu vas tout faire rater

– Tout faire rater quoi sale pute, vous êtes parties à deux, et tu reviens toute seule. ? Et où est le fauconnier ? Je sens que ce connard nous la mis bien profond

Une autre Bagaude, plus chétif, intervint

– Vous avez de la bouffe ?

Phil était presque heureux, il connaissait ce genre de gaillards, il les avait côtoyé ou combattu, mais dans tous les cas, ils s’en sentaient plus proche parfois que certains baratineurs du Rocher

– En effet, Smir, si mes copains et moi on voulait vous attaquer, on aurait pas de mal…Il n’ y aurait qu’à donner un coup de pied  dans ton gourbi, vous enfumer et on n’entendrait plus parler de vous

Et avant que l’autre puisse reprendre la main, Kader enchaîna…

– On en aurait pour quoi ?

– Dix minutes, évalua Phil

– Et on viendrait pas à deux avec de la bouffe

La bagaude plus chétive se réveilla :

– Vous en avez ?

– Oui. Un peu…Ce que vous avez laissé quand vous êtes venu saccager le Rocher, Vous avez un chef

Smir hésita. Plus grand chose qui tenait lieu de chef depuis que le fauconnier les avait débarrassés de Rick. Lui se serait bien proposé au poste, mais pas sûr que les autres soient prêts.

– Votre copain l’a tué

– Paul ? Paul s’est battu avec vous ?

– Disons qu’il avait de solides arguments.

– Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Smir hocha la tête, mais ce fut un troisième larron qui prit la parole :

– Il a dit que vous alliez vous ramener comme des pucelles. Avec de la bouffe.

– Et des propositions de Kratos plein vos mouilles…

-On n’est pas des Kratos éructa Phil

Sans s’en apercevoir il s’était approché de l’autre géant et lui faisait face avec une rage difficilement contenue.

Les Kratos étaient ceux qui, ayant senti venir les crises systémiques, s’étaient organisés pour y faire face en réseau mais avec l’idée de conserver un maximum de confort. De leurs postes durant les temps d’avant, ils avaient accumulé suffisamment de richesses pour se préparer, faire construire des villages-bunker, parfois des bateaux-villes, et nombreux, surtout chez les bagaudes, estimaient qu’ils ne savaient rien faire par eux-mêmes.

Cela dit les bagaudes, en général avaient eux aussi cruellement manqué de compétences et de savoir-faire au début Mais à leur décharge, le moindre trou à percer, le moindre bout de bois à couper, à travailler devenait un enfer sans électricité.

Alors les Bagaudes s’étaient mis en route pour détruire tous les nids de Kratos.

Au passage ils récupéraient les ressources, les générateurs et autres panneaux solaires, mais le principe premier était tout de même de remettre les compteurs à 0 pour tout le monde.

Étonnement le visage du géant se fendit d’un grand sourire.

Un sourire d’enfant, très séduisant…

– Mot pour mot

– Quoi ?

– C’est mot pour mot ce que ton copain Paul a dit que tu dirais. Ce mec a réussi à nous convaincre, c’est une tronche. Mais il y a quand même quelque chose qu’il a pas dit…

– Quoi

– Où est Cécile ?

—-

Emma « Allez Smir, arrête de faire ton bougon et laisse-nous passer »

Smir  » Non, vous ne passerez pas, pas aujourd’hui, pas comme ça, pas sans Cécile ! »

Emma se fit un peu chatte  » Ok Smir, je sais bien que tu l’aimais bien Cécile, voire même plus, mais elle est restée là-Haut »

Smir saisi son brise-crane et fracassa une planche dans un bruit épouvantable. Hurlant

« Toi la petite salope, tu vas arrêter de m’enfumer et on va arrêter de jouer a shifumi, STOP, là, on ne joue plus ! »

Plusieurs bagaudes apparurent armées et menacèrent la petite troupe. Les habitants du rocher, instinctivement, se regroupèrent en un cercle, chacun protégeant les autres le mieux qu’il pouvait.

La tension était palpable. On entendait littéralement les mouches voler !

Smir, demanda en souriant :  » Une dernière fois, où est Cécile ? »

Un vrombissement se fit entendre au loin. Tout le monde tourna la tête. Plusieurs dizaines d’engins volants avançaient poussivement dans le ciel. Une famille hétéroclite de drones envahit le ciel, accaparant l’attention des bagaudes. Il y en avait des dodus avec des sortes de bouteille accrochée dessous, et des plus effilés, qui semble plus agiles.

Les drones approchaient lentement

Les bagaudes se ressaisirent, sortirent de leur cachette et pointèrent leur arme vers le ciel. Immédiatement, les drones montèrent en altitude, devenant rapidement trop petit pour être atteint et même visés.

Une première bouteille explosa au sol.

Smir hurla « Cacatov »

Une puanteur mémorable se répandit doucement autour d’eux.

Phil  » Attention, ça va puer ! Nous sommes bombardés par de la merde. »

Emma, « mais c’est quoi ce truc, comment ça peut puer autant ? »

Phil « Les cacatov ont été mis au point il y a très longtemps, bien avant l’évènement, c’était au Venezuela si je ne m’abuse et depuis la recette a été reprise et souvent améliorée. Tu y mets de la merde, de la pisse, des têtes de poissons, des oignons pourris, bref de quoi atteindre le moral de l’adversaire, l’humilier voire lui faire attraper la cagagne ou pire, tout dépend de ce qu’il y a dans les bouteilles. »

Une deuxième bouteille explosa non loin de Smir, puis une troisième et cela continua. Phil profita de la surprise et de la cacophonie générale pour sauter sur le géant et le désarmer. C’était maintenant une pluie de merde en bouteille qui tombait sur eux.

Les bagaudes étaient obnubilés par les drones et leur cargaison mortifère. Elles se levèrent, se rejoignirent, comme un seul homme et ouvrirent le feu vers des drones hors de portée, usant leurs dernières cartouches dans un combat inutile.

Une pluie de bouteille leur répondit.

N’était-ce pas comique qu’avec un ciel si bleu, il plut de la merde, autant de merde, et de la merde en bouteille qui plus est ?

Phil entraîna les autres vers un abri, la porte était fermée. Il prit son élan et heurta la porte de l’épaule, elle s’ouvrit dans un grand fracas mais il resta à terre, l’épaule démise.

Les habitants du rocher s’engouffrèrent dans la ruine, cherchant désespérément un abri. La ruine n’avait plus de toit. Emma leva la tête et aperçut une bouteille tombant droit vers eux…

—-

Emma eut juste le temps de se tourner contre un mur avant que n’explose le Cacatov juste derrière elle.

Elle sentit des projections sur ses cheveux et son cou. Elle replia le bras sur son nez pour se protéger de la puanteur.

Lorsqu’elle se retourna, elle resta quelques secondes hébétées devant Kader qui était debout l’air hagard, le visage complètement éclaboussé d’excréments nauséabonds.

Phil était toujours au sol, tête face contre terre, le dos recouvert du mélange puant qui avaient giclé dans toutes les directions.

Il se releva en tenant son épaule démise et serra les dents pour ne pas hurler de douleur.

Emma scrutait le ciel de la maison en ruines, à l’affût d’un nouvel assaut mais à présent les drones s’écrasaient au sol un à un.

Kader s’empara d’un exemplaire pour en observer la fabrication.

C’était des mécanismes assez sommaires reprenant les principes de l’horlogerie : un ressort enroulé à son maximum autour d’un arbre de barillet qui transmettait sa force motrice à deux rouages latéraux.

Ceux-ci actionnaient de petites ailes qui permettaient au drone de rester en suspension dans l’air le temps que le mécanisme arrive à son déroulement complet, un peu comme une boîte à musique qu’on remonte et qui déroule ses notes jusqu’à ce que le ressort arrive en bout de course.

Ce dispositif rudimentaire mais efficace était accroché grossièrement à une poche en boyau gonflée à l’hélium.

Les drones avaient donc une autonomie très limitée et larguaient leur cargaison de manière aléatoire, les fioles de Cacatov tombant d’elles-mêmes à la moindre secousse.

Une technologie de pointe archaïque et qui portait la signature évidente des Kratos.

Eux seuls étaient encore en possession de bonbonnes d’hélium.

Dans leurs bunkers ultra équipés, ils avaient engrangé tout ce qu’ils avaient pu et s’en servaient lorsqu’ils envisageaient une sortie afin de décourager les attaques de Bagaudes.

-Putain ça pue cette merde ! s’écria Phil qui n’avait même pas cherché à s’essuyer.

Kader en revanche avait quitté sa tunique et l’avait retournée à l’envers pour tenter tant bien que mal d’éliminer le plus gros des projections sur sa peau et ses cheveux.

Il s’approcha avec prudence de la porte que Phil avait fracassée lorsqu’il tomba nez à nez avec Smir qui bondit dans la pièce en éructant de colère :

-Bande de connards ! Vous êtes de mèche avec les Kratos ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous cherchez ? On va vous faire la peau !

Il voulut se jeter sur Kader mais Phil eut le temps de charger l’arbalète et de viser le mollet.

La flèche se planta dans le genou et le colosse s’écroula en vociférant.

-Ferme-là, Smir ! lui intima Emma. « Pour une fois écoute et essaie de faire fonctionner ce qu’il te reste de cerveau ! Les gars du Rocher ne sont pas des Kratos ! On a des choses à vous proposer, si une seconde au moins tu veux bien te taire !! »

Il la dévisagea avec une lueur de haine mêlée d’interrogation dans le regard, et tout en rampant pour s’adosser contre le mur il soutenait sa jambe blessée ; il hurla à leur intention :

-Allez-y, balancez vos conneries, magnez-vous avant que je vous égorge !

A ces mots, il sortit un poignard de sa poche arrière et scia la flèche au plus près de la chair de son genou.

—-

S’en était trop pour Emma qui se saisit de la première chose qui lui tomba sous la main. Armée d’une simple planche, elle se rua comme une furie sur Smir qui tentait tant bien que mal de retirer le carreau fiché dans son genou. Malgré sa carrure impressionnante ce dernier n’eut pas d’autre choix que d’encaisser les coups que la jeune femme faisait pleuvoir sur lui en hurlant de rage. Roulé en boule le colosse finit par abdiquer.

« PUTAIN STOP ! STOP ! TU VAS ME BUTER EMMA ! », cria-t-il complètement paniqué

« Et tu mériterais que ça espèce de pauvre con ! », cracha-t-elle avec animosité

Elle n’en recula pas moins avant de jeter la planche qu’elle avait en partie briser sur son ancien congénère. Encore tremblante de colère elle foudroya Smir du regard alors qu’il tentait de se remettre sur sa jambe valide tout en se tenant les côtes. Il n’était vraiment pas beau à voir mais cela ne l’empêcha de l’ouvrir une nouvelle fois.

« Ils l’ont tué pas vrai ? Ils l’ont tué et toi tu fais la pute avec eux pour un peu de bouffe. »

« Espèce de connard va. Cécile est morte d’une intoxication alimentaire et j’y serais passé aussi s’ils ne m’avaient pas sauvé. »

« S’ils avaient partagés on en serait jamais arrivé là ! »

« T’es vraiment le roi des hypocrites Smir. Si Cécile est morte c’est de notre faute. Ouvre les yeux bordel ! On a jamais été foutu de faire autre chose que de voler les autres. Et regardes où ça nous a mené merde ! Ceux qui sont pas mort lors des attaques sont tous en train de crever la dalle ou de je sais quelle saloperie ! Tout ça parce qu’on a suivi des petits merdeux orgueilleux et égoïstes comme Rick et toi ! »

« Gardes ta morale à deux balles pour toi connasse. T’as autant de sang sur les mains que moi ! »

« C’est vrai. Et j’ai aucune fierté pour ça. Mais contrairement à toi je vois plus loin que le bout de mon nez. Parce que crois-moi si je m’écoutais je te finirais maintenant quel qu’en soit les conséquences mais moi j’ai envie d’autre chose que la vie de rat qu’on mène à l’heure actuelle. Sans le Rocher on sera tous mort d’ici quelques mois. On a plus besoin d’eux qu’eux de nous et malgré ça ils font un pas dans notre direction putain. »

Un court silence s’installa durant lequel Emma s’aperçut qu’en plus de Phil et Kader d’autres Bagaudes suivaient désormais la conversation. L’air hagard ils semblaient indécis sur le comportement à adopter. Fallait-il cribler de carreaux ces étrangers ou bien les laisser vivre et repartir sur de bonnes bases ? Personne n’osait agir. Profitant du mutisme de Smir qui gardait désormais les yeux baissés en direction du sol, Emma en profita pour s’adresser à l’ensemble des personnes présentes.

« Notre dernière chance c’est l’entraide. J’en ai assez de survivre. Je veux vivre de nouveau. Et la seule solution pour ça c’est de rouler avec le Rocher. Ça va être dur. Mais ce qu’il y a au bout ça vaut cent fois mieux que la vie minable qu’on a aujourd’hui. »

Elle avait fini son laïus en fixant Smir du regard. Elle ne se leurrait pas, c’était sa réaction à lui qui ferait bouger les autres dans un sens ou dans l’autre.

—-

Après le discours d’Emma, le retour vers le rocher se fit lentement, sans mot échangé.

Chacun restait dans son coin, jetant juste des regards à droite, à gauche, pensant aux drones, au cacatov, au fait que décidément, les hommes sont d’indécrottables gamins fouteur de merde ne pensant qu’a pisser ^plus loin que leur voisin.

A peine arrivé à la maison, ils furent happés pour raconter leurs aventures. Les camarades restés à les attendre n’en pouvant plus de se faire des films plus ou moins morbides.

« Alors ? C’était comment ? vous avez réussi à leur faire avaler la pilule de la mort de la bagaude ?

« Tu veux parler de Cécile peut-être ? » Jeta Emma.

« Oui je veux parler d’elle » s’excusa une habitante un peu gênée.

Paul, « Venez tous, on a préparé une veillée potins, pour lorsque vous reviendriez »

Tout le monde se presse dans la salle commune, même ceux qui n’ont qu’une envie, se retrouver seul, pour faire le point. La distribution des places se fait naturellement. Phil va chercher une brassée de bois pour allumer un feu, ou pour s’occuper, qui sait ?

Paul « Faisons donc un premier tour de table pour nous tenir au courant de la mission ». Paul tend le bâton de parole à Emma

« Bonjour à tous, je ne suis pas très à l’aise avec ce truc » fit-elle en désignant le bâton  » je voudrais parler des temps anciens, enfin des souvenirs que j’en ai, vous savez, de ce moment où tout est parti en vrille, où notre vie ne nous à plus appartenu, où notre futur c’est fracassé sur le mur des réalités, où notre réalité c’était de trouver à manger et à boire. »

Un ancien fit un petit signe de la tête, Emma lui passa le bâton.

« Je me souviens d’un livre, nous l’appelions le manifeste. Il avait été écrit peu avant l’effondrement. C’était un livre étrange, mêlant théorie politique et recette de cuisine. Que fallait-il faire pour réussir à appliquer ses théories. Je crois que c’était le livre de chevet du créateur du parti de la Survie.

Les enfants trépignaient sur leur banc  » Vas-y, raconte »

L’ancien repris, lentement, posément, comme pour faire durer le supplice. « C’était en France, il y avait une sorte de roi, dictateur, président, un peu des trois, dont je ne me souviens plus du nom. Il n’était absolument pas populaire car il avait pris l’habitude d’envoyer ses troupes contre son propre peuple.

Les enfants  » ET ? »

L’ancien  » C’était l’époque où il y avait encore plein de bidules électroniques, où l’on pouvait se parler et se voir à distance. C’était très pratique pour les troupes du roi qui pouvaient, rapidement se renseigner sur les meneurs du peuple, comment les blesser, les frapper.

C’est alors qu’un opposant au roitelet, un homme ou une femme jaune et noire, a utilisé le frelon, une sorte d’EMP surpuissante. Le frelon grillait tous les gadgets électroniques dans un rayon d’un kilomètre. C’était la réponse du berger à la bergère.

Cette réponse apporta le chaos dans la capitale. Elle ne tuait pas, était dramatiquement facile à reproduire et à mettre en marche, rendant les troupes du roitelet aveugle et muette, mais pas que, les partisans étaient eux aussi frappés.

Voici ce que je me rappelle cette époque, de la joie quasi mystique d’avoir inventé cet outil de libéralisation de l’homo numericus domesticatus. Un outil qui a manifestement aidé l’effondrement et qui nous a permis de mieux nous en tirer, enfin ça dépend d’où l’on vivait. Et vous, quel est votre souvenir de cette époque ?

L’ancien repasse le bâton à Emma.

Emma pris le bâton et commença son histoire

– J’étais jeune mais ce dont je me souviens c’est que l’on avait rien anticipé du tout. Il ne reste que des souvenirs. Je me souviens d’une période de chaos, de rêves en ruine, d’un pays gaspillé. Mais avant ça, oui, je me souviens de tous ces gadgets électroniques, il y en avait plein, partout. C’était notre vie. C’était la société des écrans, je me souviens que l’on passait notre vie sur ces écrans. C’était notre réalité à nous.  Avec des copines, j’avais entendu parler de ces histoires sur l’effondrement, l’emballement climatique, la fin du système. Mais pour nous, on n’y croyait tout simplement pas. Cela faisait partie du folklore de l’époque. On voyait cela comme des théories fumeuses portées par des illuminés, des personnes dangereuses que l’on osait ne pas trop fréquenter. Toutes ces manifestations, tous les évènements qui ont suivi… Jamais nous n’aurions pu imaginer un seul instant que tout allait s’arrêter ; et du jour au lendemain, plus rien, plus d’écrans. Ce fut un choc terrible. Nous ne pouvions plus rien faire du tout. Plus de transports, plus de trottinettes, plus de vivres dans les magasins et du chaos partout… on n’arrivait pas à comprendre, nous étions toutes et tous sidérés, perdus, désemparés…

– Et après ça, qu’as-tu fait ? questionna Phil

– Après ça, j’ai fait comme beaucoup d’autres. J’ai rejoint des bandes. Je me souviens nous ne savions plus trop quoi faire. Les villes ont explosé. Un tourbillon de pillages, une tempête de peur. Le monde s’est effondré. Je me souviens qu’au bout de quelques jours, ce fut très rapide en fait, on manquait de tout. On n’avait rien à manger. Rien à boire. Alors avec la bande on s’est organisé puis on est parti pour les campagnes. On savait qu’il y avait des planques, des fermes à piller… au début nous étions des centaines mais beaucoup sont morts de choléra ou d’autres maladies, ce fut effroyable. On parlait à l’époque d’un terrible virus… je ne sais plus comme il s’appelait mais je me souviens que nous avions tous très peur que l’un de nous soit contaminé…

– Le H5N7, intervient le vieil Erwan qui demanda le bâton. Un simulacre de virus. Créer la peur et l’effroi pour reprendre le contrôle sur la population et continuer à l’asservir… Un grand classique du conditionnement social. Vous voulez savoir pourquoi ils ont inventé cette supercherie de toutes pièces ?

Toute l’assemblée était intriguée. Erwan connaissait bien les temps anciens, ses déviances et sa logique mortifère. Mais surtout il connaissait parfaitement les ressorts de l’âme humaine et les techniques de manipulation et de contrôle social. Son passé d’ancien psychologue sans aucun doute.

– A cette époque, poursuivit le vieil Erwan, les élites marchandes étaient désemparées. L’économie s’était effondrée et, avec elles, leurs possibilités de continuer à faire du profit, à gagner de l’argent et à s’en servir pour exploiter le petit peuple. Voyez-vous, ces gens-là s’accrochaient plus que tout à leur pouvoir chancelant. Alors lorsque tout s’est effondré, il leur fallait d’autres moyens pour assurer le contrôle sur les populations désemparées et en révolte…

… Du coup la peur fut massivement utilisée. Car la peur est une émotion puissante. Une émotion qui provoque un effet de sidération qui empêche de réfléchir et qui conduit à l’inaction donc au contrôle social. Un simulacre de virus fut inventé, une pandémie fictive pour effrayer les populations en révolte. C’était le H5N7. Un virus qui permettait d’expliquer les angoisses incontrôlées, le stress, la peur. Mais c’était bidon…  C’était juste un moyen pour tenir en respect la population. Pour leur implanter des bio régulateurs avec mise à jour régulières permettant de les protéger contre ce virus mais qui étaient en fait juste des gadgets fictifs destinés à faire croire et à rendre dépendants les gens, à leur enlever toutes velléités de rébellion.  En échange de quoi les gens acceptaient de faire des TIG, de redevenir esclaves.

– Que sont les TIG ? s’enquit Marion

– Des travaux d’intérêts généraux, répondit Erwan. Il leur fallait des esclaves pour remplacer les machines. Car il n’y avait plus d’essence. Sans carburant, ils n’étaient rien.  Ils ont construit une maison de paille.  Les machines tonnantes se sont brisées et se sont arrêtées. Il leur fallait donc des esclaves et il n’y avait plus rien à part des populations désemparées et un flot continu de migrants climatiques qui échangeaient leurs libertés contre des rationnements alimentaires et des soins fictifs qui étaient surtout destinés à les abrutir et à les tenir en respect.

– Je me souviens de cette période, poursuivi Phil qui demanda à son tour le bâton. J’étais encore à l’armée et, suite à l’effondrement, j’étais resté militaire car je savais que c’était à peu près la seule organisation qui savait tenir la distance. Nous avions alors reçu pour ordres de protéger les secteurs clefs, les voies de transport, les quelques centrales thermiques qui fonctionnaient encore. Je sais que l’on prenait quantité de migrants et de petits gens pour les envoyer dans des mines à charbon, pour refaire fonctionner des locomotives à vapeur et je ne sais quoi d’autres.

– Il y avait déjà des tempêtes comme aujourd’hui ? des vents dévastateurs ? questionna Emma. Mes souvenirs sont plutôt sombres.

– Pas aussi dévastateurs qu’aujourd’hui, répondit le vieil Erwan, mais il y avait déjà les vagues de chaleur, les sécheresses et surtout le poison dans l’air et dans les sols. Les gens étaient déjà bien malades mais peu le savait…